Emily Brown ✱ le bonheur des uns fait le malheur des autres

Emy, va dans ta chambre... et ne reviens pas jusqu'à ce que maman vienne te chercher.

Je m'exécutais après une seconde d'hésitation, comme de plus en plus souvent. J'avais huit ans, et si ma mère me demandais de m'enfermer dans ma chambre, c'est pour que je ne subisse pas la vision des coups que mon père allait porter sur elle. Je me rendai dans le couloir, la gorge et les poings serrés, puis fermai la porte de ma chambre derrière moi. Depuis quelques temps, j'arrivai à me retrouver dans une bulle, dans laquelle tout était familier et rassurant. Un monde dans lequel il était impossible d'entendre ma mère hurler de douleur, et où les cris de mon père ne me terrifiais pas.
Comme à mon habitude, ma voix tremblante chanta quelques notes de musique pour couvrir les bruits sourds de chaque coup. Après chaque crise familiale, chacun des membres de la maison faisait comme s'il ne s'était rien passé. Si les bleus et les fractures n'étaient pas physiquement visibles, j'aurai même pu penser que ces histoires sortaient tout droit de mon imagination. On inventait une histoire à trois, et tout le monde se faisait des calins et des bisous. J'adorai les moments de réconciliation, c'était comme le soleil après la tempête. Mon père lobotomisait ma mère après chaque crise d'hystérie. J'étais trop jeune pour réaliser l'ampleur des dégâts, bien qu'au fond de moi, je savais qu'il se passait quelque chose d’anormal à la maison. J'avais obligation d'oublier les véritables faits, pour remplacer mes souvenirs par ceux qu'on inventait en famille. Ainsi, les nombreuses fractures de ma mère étaient officiellement dues "à sa maladresse". Quand à moi, je m'étais cassé le poignet "en jouant au ballon". Mon père m'a rarement frappé avant mes dix ans, j'assistai seulement aux remontrances qu'il faisait subir à ma mère. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Je les aimais.

Emy... sort s'il te plait... Emily ! Papa à besoin de toi. Il faut que tu sortes ma puce. Ouvre moi la porte je te promet que je ne suis pas fâché contre toi. Tu sais que je t'aime hein mon coeur ? Emily... sors de cette putain de salle de bain ! Emily !

Il tapait ses poings contre la porte en bois qui nous séparait. C'était toujours la même chose. Il m'amadouait mais ne gardait jamais son sang froid. Il ne pouvait que céder à ses pulsions et je ne leurs faisaient pas confiance. Ma mère pleurait surement encore dans sa chambre. Sa lâcheté m'anéantissait. J'avais 15 ans et la situation n'avait fait que s'aggraver depuis mon enfance. Ma mère ne réagissait pas. Je pensais, à l'époque, que son manque de courage n'était du qu'à la faiblesse de son âme. Assise sur le bord de la baignoire, je sentais que les limites de la patience de mon père ne tarderaient pas à être franchies. Les coups qu'il me portait ne me faisait plus mal, la douleur physique était facile à gérer pour moi. Face au miroir, j'attendais. Depuis toujours, ses cris me pétrifiaient. Sa voix vrillait dans les aigus sous l'émotion et la colère qui lui remontait à la gorge.


"Emily si tu ne sors pas tout de suite je te promet de te frapper la tete tellement fort que tu auras la migraine pendant des jours entiers... EMILY JE VAIS TE TUER ! OUVRE CETTE PUTAIN DE PORTE SALE GARCE !"

Ses mots avaient fait perler des larmes aux coins de mes yeux. Je resserrais l'emprise que mes mains avaient sur mes bras, croisés contre ma poitrine. Quelques instant plus tard, un coup de feu retentit. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait sauter une serrure, j'aurai du me douter que ça allait finir comme ça. On pouvait lire la folie dans ses yeux. Il avait hurlé comme un gamin capricieux et son hystérie pouvait faire mourir de rire ou effrayer jusqu'à la mort. Ses mains agrippèrent mon cou, et je me retrouvai, plus vite qu'il me fallait de temps pour le réaliser, à la hauteur de son visage. Ma mère se trouvait dans l’encart de la porte. Elle mordait sa main en pleurant. Elle n'interviendrait pas, elle le savait aussi bien que moi. Ses bras étaient déjà marqués de longs bleus rouges, là où mon père avait appuyé chacun de ses doigts. Ce moment fut terrible. Les mains de mon père se resserraient sans ménagement autour de mon cou. Je ne pouvais plus respirer. Il était impossible de déglutir, mes yeux vrillaient... j'étais hors de l'espace, hors du temps... mon père n'avait pas de limite. Jusqu'où aurait-t-il pu aller ? Je ne suis pas morte, ce soir là. Si il était furieux après moi, c'est parce que j'avais essayé d'appeler la police pendant qu'il s'en prenait à ma mère.

Une haine des plus formelle s'installa en moi ce soir là. En adolescente type que j'étais, je ne puis regarder ma mère de la même manière ensuite. Elle n'était pas là pour moi, ne l'avait jamais été, et ne le sera jamais. Elle n'étais pas assez forte pour me protéger, ni pour se protéger elle même. Amoureuse ? Lâche.

EMY ! Tu l'as ! Tu l'as ! ! Tu es marquée sur la liste, tu m'entends?! Ca y est c'est sur, tu seras prise en tant que rédactrice avec ce diplôme en poche !

J'étais folle. Folle de joie d'en avoir fini avec l'apprentissage. J'avais enfin mon diplôme littéraire. J'allais pouvoir envisager de commencer ma carrière en tant que rédactrice. Je remerciais mon amie qui venait de m'annoncer la nouvelle par téléphone. Horriblement malade, j'étais clouée au lit mais la joie me submergeai jusqu'aux larmes. Eric rentra dans ma chambre, en ayant entendu mes cris de joie quelques secondes plus tôt. Un sourire aux lèvres, il me félicita avec entrain avant de mes prendre dans ses bras. Malade ou pas, il était fier de moi et voulait me le faire savoir, même si la réussite de mon examen n'était pas une surprise en soit.


Eric était mon tuteur. A mes 16 ans, j'ai décidé de fuguer. Laissant ma mère au destin qu'elle se forgeait elle même, et échappant aux griffes de mon père qui ne m'inspirait désormais qu'un mal être profond et obsédant. Les flics ne m'ont retrouvée que huit jours après.
Après quelques radios, expertises, interrogatoires, démarches, jugements : on retira la garde à mes parents pour me donner un tuteur chez lequel je serai surement plus équilibrée. Et comme par miracle, j'ai alors rencontré le père que j'avais toujours rêvé d'avoir. La cinquantaine, épicier, Eric rassemblait les valeurs qui ont constitué par la suite les finitions de mon bonheur.


Je n'avais plus de nouvelles de mes parents, et si parfois je pensais à ma mère, je ne pouvais me résoudre à retourner vers eux. Mon père s'en était tiré avec des antidépresseurs, une peine avec sursis et des stages obligatoires. Ma mère niait tout en bloc, aliénée par le monstre qu'elle aimait. A cette époque déjà, j'arrivai à la fin de l'adolescence et je commençais à voir la fin de la construction de mon être. Je me sentais forte, équilibrée et épanouie. Je recevais, je donnais, j'aimais et je profitais. Mes notes étaient excellentes, mes amis présents. Eric me stabilisais, et j'ai vécu deux histoires d'amour très saines et enrichissantes. Je m'appliquai à aider les autres du mieux que je pouvais avec toute l'empathie que j'étais capable d'exercer.

Mes démons survenaient tard le soir, et je balbutiais un "maman" entre deux sanglots. La journée, j'étais la petite Emy malicieuse et parfaite. Cette fille pétillante et appréciée de tous. La nuit, les cris de ma mère et les mots de mon père hantaient mes rêves. Du mieux que je le pouvais, j'essayais d'oublier ces moments de malheur. Je n'acceptais pas que ces souffrances faisaient parti de moi, et qu'elles me rendaient plus forte que la majorité des jeunes entrant dans la vie active.

"Aymeric, il faudra que tu me tries les photos du shoot de décembre pour 14h. Essaye de garder un esprit sauvage et spontané, oubli le coté sophistiqué."


Je levais mon doigt du bouton de l'interphone, le message étant transmis. D'un air satisfait, je retournai alors à la couverture du COSMOPOLITAN du mois. Il allait falloir chacun la couleur des rubriques glamour, elles détonnait avec l'écriture. En quelques années, je m'étais issée à la place de rédactrice en chef. Studieuse et respectée de mes collègues, j'avais monté les echelons au pouvoir de ma détermination et de mon esprit d'équipe, pour ensuite établir une relation de confiance avec chacun de mes collaborateurs. Mon portable personnel vibra, j'appauyai alors sur le message qui venait d'arriver. "Em, c'est Eric. Je t'ai fais un gateau au chocolat. Il est dans ton frigo sous les yaourts 0%. Arrete ces merdes, tu dois manger comme il faut ! Je t'aime." Je soupirai, en souriant tout de même. Il se souciait de mon bonheur depuis que nos regards s'étaient croisés. J'ai maintenant 25 ans, je suis une jeune femme accomplie socialement, et professionnellement et j'ai l'impression d'être "toujours son bébé" alors que je ne l'ai jamais été.