« Phœnix, chéri, bouge-toi, fais quelque chose pour une fois ! » Je levai les yeux de ma console et contemplai d’un œil absent ma mère qui soulevait un carton, agacée par mon inaction. « J’ai pas envie. », répondis-je simplement en me replongeant dans le jeu. Ma mère reposa le carton et vint m’arracher la console des mains. « Hé bien il serait bon que tu te forces un peu. Aide-nous bon sang, on irait deux fois plus vite ! », répliqua-t-elle, furieuse. « Justement. Je ne veux pas aller deux fois plus vite, pour la bonne raison que je n’ai pas envie de partir d’ici. », répondis-je, imperturbable, en la fixant de mes yeux noirs. Le téléphone sonna et ma mère alla répondre en étouffant un juron. Pourquoi devais-je partir, alors que j’étais parfaitement heureux à New-York ? Tout ça pour aller vivre dans un trou paumé de l’Ohio où le nombre de vaches et de champs dépassait celui des habitants ! Qu’est-ce qui avait bien pu décider ma mère à suivre ce taré de Richard, monsieur le cadre supérieur qui s’était mis en tête de reprendre une ferme en ruines du jour au lendemain ?! Bon sang, et dire que ma mère avait tenté de me convaincre en disant que ça serait « amusant » ! Ils ne comprenaient pas qu’ils m’arrachaient ma vie en partant d’ici. Ils ne comprendraient jamais. Pendant que ma mère engueulait quelqu’un au bout du fil, je m’esquivai silencieusement, et me faufilai sans bruit en quittant l’appartement. Je dédaignai l’ascenseur et me ruai dans les escaliers, me contrefichant bien d’avoir six étages à dévaler et à remonter. C’était trop important, il fallait que je la vois. Je ne pouvais pas partir sans m’excuser. Je me mis à courir, courir jusqu’à épuisement, pour atteindre, trois rues plus loin, le parc où je la retrouvais chaque jour. Mais il n’y avait personne sur les balançoires.
Personne non plus sur les bancs. Elle était partie. Je m’affalai sur l’un d’eux, impuissant. Athéna devait être là… Elle aurait dû venir, pour qu’enfin je lui explique tout. Que je lui explique que je ne voulais pas déménager et que je ne voulais pas la laisser dans cette situation. Tout-à-coup, une voix raisonna derrière moi, teintée de sarcasmes. « Tu es là ? Je pensais que tu serais parti. » Je me retournai vivement pour découvrir Athéna, belle, blonde, les bras croisés. Elle avait été ma meilleure amie pendant si longtemps, jusqu’à cette nuit où elle et moi avions gâché la plus belle des amitiés au profit d’une histoire d’amour qui ne devait durer que quelques malheureuses semaines. « Athéna ! Je dois te dire… Je reste, d’accord ? Je vais t’aider, je vais trouver un job… », débitai-je d’une seule traite en me levant vivement. Elle écarta mes suppositions d’un geste de la main. « Ce… ce problème n’existe plus. Tout est rentré dans l’ordre. Et de toute façon, comment peux-tu me dire que tu vas rester, arrêter tes études ? Tu me fais pitié Phœnix, à t’enliser dans tes mensonges sans jamais reconnaître que tu m’as menti. Mais que crois-tu ? Tu n’es pas le seul à mentir. Il n’était pas de toi, vu ? ». Sa voix raisonna, sarcastique. Mes oreilles bourdonnaient et ses dernières paroles se répercutèrent en échos dans mon crâne. « pas de toi…pas de toi…pas de toi… » Je n’aurais jamais cru qu’elle aurait pu me faire plus mal encore. « A présent, tu vas sagement partir avec ta maman où tu veux, et nos vies n’auront plus en commun que les kilomètres qui les séparent. Adieu Phœnix ». Elle se détourna et quitta le parc sans se retourner. Mon cœur était en lambeaux, j’avais du mal à respirer. Des points noirs s’immisçaient dans mon regard et je ne voyais plus que flou. J’avais mal, tellement mal… Tel un zombie, je franchis à mon tour les grilles du parc, de longues minutes, peut-être même des heures après elle. J’errais sur le trottoir, perdu, fou de douleur. Je traversai la route sans un regard autour de moi. Je ne vis pas la berline noire foncer sur moi. Je ne compris pas non plus pourquoi un bruit sourd explosa autour de moi et qu’une douleur lancinante me perfora le corps, avant que l’obscurité ne referme ses bras sur moi.
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Que dire de ma vie ? Pas grand-chose. Elle n'est pas intéressante. Disons simplement que je suis né il y a un peu plus de vingt ans dans la belle, la somptueuse, la fiancée de l'Amérique, la Grosse Pomme. Je suis un citadin, j’aime la ville, les buildings, l’air qu’on y respire. J’ai horreur de la campagne. J’ai toujours été comme ça. C’est fou de compter toutes les choses auxquelles on pense, quand on a rien d’autre à faire. Genre le coma. Oui, je suis tombé dans le coma après ce stupide accident. A seulement dix-sept ans (à l’époque), les gens sont d’accord pour dire que c’est moche. J’étais bien d’accord avec eux. Et vous savez quoi ? Athéna n’est pas venue. L’un dans l’autre, je n’étais pas vraiment étonné. Etonné ? Non. Blessé, malheureux, amer, déçu, ça je l’étais. Pendant trois longues semaines, je n’eu rien d’autre à faire que d’écouter les gens parler sur moi. Ma mère, mon connard de beau-père, ma belle-mère, quelques potes. Mon père non plus n’est pas venu. En même, je n’avais pas envie de le voir, que ce soit au sens propre ou figuré du terme, étant donné que je ne pouvais pas bouger d’un millimètre. Vous imaginez un peu la torture, pour un hyperactif comme moi ? J’avais l’impression de mourir toutes les dix minutes, d’ennui et d’inaction. J’avais l’impression de me fondre dans le lit. Laissez-moi vous dire une bonne chose : le type qui a dit que quand on frôlait la mort, on voyait sa vie défiler devant ses yeux, il n’a jamais eu le cœur brisé, il n’a jamais été malheureux au point de ne pas se rendre compte qu’une voiture lui roulait dessus, lui broyant les côtes, l’épaule et la jambe droites et la moitié de la tête au passage.
Le seul avantage, c’est que le déménagement fut retardé. L’inconvénient ? Il était toujours programmé. Même si je mourrai, là, dans ce lit d’hôpital, il aurait eu lieu. Je mis trois longues semaines à me réveiller. Au début, je ne supportais pas de rester aussi immobile, prisonnier à l’intérieur de mon corps. Et puis j’ai eu le temps de penser à ce qu’était ma vie. Pas grand-chose, en fait. La seule chose qu’il fallait que j’oublis, c’était Athéna, et ce qu’elle m’avait infligé ce jour-là. Mais c’était terriblement dur.
Un matin où ma mère était venue me voir, le médecin l’attira dans un coin de la chambre. Aussitôt, je me focalisais sur la conversation et faire abstraction des bruits alentours (chariots dans les couloirs, bruits des machines qui me maintenaient en vie). « Madame McCoy, il semble nécessaire de vous prévenir au sujet de la santé de votre fils… Cela fait désormais trois semaines qu’il a sombré dans le coma, et si nous n’avions pas les machines nécessaires, le petit nous aurait quitté depuis déjà longtemps. » « Je ne comprends pas », murmura ma mère d’une voix faible et tendue. Le médecin se racla la gorge. « Eh bien, mes confrères et moi pensons que son cas semble sans issu. Phœnix a sombré dans un coma irréversible, et il ne se réveillera pas. Malgré tout nous pouvons toujours le laisser branché aux différentes machines qui le maintiennent en vie, mais ce ne sera que du superficiel. Vous pouvez néanmoins faire le choix de le débrancher, et de le laisser partir pour de bon. Je suis navré, mais nous ne pouvons plus rien faire pour lui. », acheva le médecin, sa voix ne devenant plus qu’un faible écho. Alors c’était comme ça. J’allais mourir de cette façon. Le silence qui suivit la terrible déclaration du médecin me hérissa profondément. Que s’imaginait cette imbécile ?! Qu’il allait pouvoir me tuer comme ça ?!
Je n’ai jamais compris ce qu’il s’est passé. Je me souviens juste que j’étais terriblement en colère. Je me souviens que je me suis plongé au plus profond de moi-même. Tellement loin, qu’une décharge me secoua des pieds à la tête.
Et j’ai ouvert les yeux.
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« Phœnix ? Phœnix, mon trésor, tu veux bien aller t’asseoir dans la voiture, le temps qu’on embarque les cartons ? », appela ma mère. Je détournai la tête de la fenêtre, et appuyai ma tête contre l’embrasure de la fenêtre. Je repliai lentement mes longues jambes contre ma poitrine en acquiesçant faiblement. Deux ans s’étaient écoulés depuis l’accident. Après ma sortie de l’hôpital, ma mère et moi emménageâmes dans la foutue ferme de mon beau-père. Mais je n’ai rien dis. Je n’ai pas protesté. Je n’ai pas dis non. Je me suis laissé balloter par les évènements, faible et impassible, refusant de regarder la vérité en face. Je m’interdisais tout au temps de me tourner vers l’avenir. Plutôt mourir une deuxième fois que d’envisager une vie dans ce coin pourri.
Je voulais revenir à New-York, retrouver ma vie. Mais puisque j’étais condamné à vivre ici, je me laisserai mourir. Ainsi donc, pendant deux années, je n’ai rien fait. J’allais en cours mais n’étais qu’une ombre pâle et pas tout-à-fait opaque au fond de la classe. Je ne levais même pas la main pour signifier ma présence. Je ne mangeais pas, ne dormais pas, ne bougeais pas. J’avais cessé de m’intéresser au monde extérieur tant et si bien qu’il aurait pu y a voir une seconde guerre des euromissiles sans que j’en sache rien. J’étais seul et isolé, c’est en tout cas le profil que les gens avaient de moi. Mais mon avis personnel était bien plus triste : j’étais mort. Simplement. S’il ne s’était pas passé toutes ces choses, j’aurais sûrement fais des pieds et des mains pour séparer ma mère de mon beau-père et retourner à New-York. Mais je n’espérais plus rien. J’avais cessé de croire en quoi que ce soit. Pathétique, oui je l’avoue. Aussi, quand ma mère m’a annoncé un matin qu’on faisait nos valises, j’ai mis plusieurs heures avant de comprendre et de me souvenir des derniers évènements en date. J’étais devenu si sourd à l’existence des gens autour de moi que je n’avais même pas remarqué que Richard avait disparu depuis plusieurs jours, le temps que ma mère fasse ses (nos) valises.
Je ne réalisais toujours pas. Ainsi, je rentrais à New-York.
New-York.
New-York…
Pour la première fois depuis deux ans, j’ai souris. Et à cet instant, j’ai repris goût à la vie.